Titre II : L’utilisation de recours originaux pour établir l’équivalence concrète
42. — Quelques auteurs ont eu une approche particulière de la lésion qu’il nous a paru intéressant de relater puis de commenter, qu’il s’agisse du recours à la théorie de la lésion qualifiée (§1) ou encore de la prise en compte de la lésion comme dommage, générateur de responsabilité (§2)
§1. Le recours à la théorie de la lésion qualifiée
43. — Face aux difficultés posées par le recours à une conception objective ou subjective de la lésion, une partie de la doctrine a récemment plaidé pour que le droit français prenne exemple sur le droit allemand qui dans son § 138 BGB dispose : « Est nul tout acte juridique qui porte atteinte aux bonnes mœurs . Est notamment nul tout acte juridique par lequel une personne, en exploitant le besoin, l’inexpérience, le défaut de capacité de jugement, ou les importantes faiblesses de la volonté d’autrui, se fait promettre ou accorder à elle-même ou à une autre personne, en contrepartie d’une prestation, des avantages patrimoniaux qui sont par rapport à cette prestation dans une disproportion flagrante . » La question de l’adoption par les juridictions françaises « d’une théorie de la lésion qualifiée » a été soulevée depuis bien longtemps en droit français. Dès 1920, une proposition de loi, connue sous le nom de proposition de loi Guipal et Dupin, a été déposée pour consacrer l’admission générale de la lésion aussi bien en matière immobilière que mobilière . Ce texte qui devait compléter l’article 1118 C civ disposait que « la lésion est une cause de rescision des conventions si la disproportion des obligations qui en résulte est énorme et a été déterminée par l’exploitation de la gêne, de la légèreté ou de l’inexpérience du lésé » . Cette proposition a été soutenue par la grande majorité de la doctrine, ainsi Ripert écrivait : « l’inégalité des prestations n’est pas la cause de la nullité du contrat mais la preuve qu’il existe une autre cause de nullité : l’exploitation de l’un des contractants par l’autre ». Cette théorie de la lésion qualifiée, appelée également théorie de l’exploitation, subordonne en principe la nullité de l’acte pour cause de lésion à plusieurs conditions qu’il convient de reprendre (A), avant de pouvoir faire une appréciation sur son bien fondé (B)
A. Les conditions du recours à la théorie de la lésion qualifiée
44. — Les conditions sont la démonstration d’un état de nécessité (1), une condition d’exploitation de cet état de nécessité (2) et une disproportion manifeste des prestations (3).
1. La condition préalable : l’état de nécessité
45. — La jurisprudence allemande s’est intéressée au lésé sous l’angle de l’état de nécessité, entre autres, mais nous n’aborderons pas les autres cas, puisqu’ils sont relativement éloignés de notre hypothèse de travail, à savoir le déséquilibre économique entre les cocontractants. La jurisprudence allemande définit le besoin comme « un pressant état de nécessité compromettant les moyens d’existence économique ». La victime de la lésion n’a pas besoin d’établir qu’elle a manqué totalement de ressources. Il suffit qu’elle apporte la preuve d’une gêne financière, d’un impérieux besoin de crédit ou d’embarras pécuniaire momentané. Tel qu’elle est envisagée, la situation constitutive d’un état de nécessité est très fuyante. Et c’est l’un des premiers inconvénients de cette théorie qui impose pourtant cette condition préalable. Ce handicap de départ ne doit pas être sous-estimé. Le caractère vague de ce critère va permettre à la jurisprudence allemande de l’écarter peu à peu de son syllogisme, au profit de l’élément objectif de la lésion, né de la constatation d’une disproportion entre la valeur et le prix, comme nous allons le démontrer par la suite . Mais il convient préalablement d’envisager l’élément subjectif de cette théorie.
2. La question de l’exploitation de la situation de faiblesse du lésé
46. — La disproportion entre les prestations n’est pas considérée comme la cause de la nullité du contrat, mais seulement comme la preuve qu’il existe un autre vice : l’exploitation du besoin, de la légèreté ou de l’inexpérience. Ce n’est pas la disproportion qui caractérise en soi la lésion, mais la volonté d’exploitation des circonstances par le lésant. La conséquence théorique de cette approche est une subjectivisation du fondement de la lésion. La théorie de l’exploitation se rattache à la conception subjective de la lésion dans la mesure où elle nécessite une interprétation subjective de la volonté du lésant : la volonté de tirer profit du besoin de la partie lésée. Cette volonté d’exploiter existe non seulement lorsque le bénéficiaire de l’acte a voulu exploiter la situation de faiblesse de son contractant, mais aussi lorsque, dans l’ignorance de l’exploitation, il a profité des circonstances qui lui étaient trop favorable. Il est coupable d’exploitation même s’il n’a fait qu’accepter une offre ou même s’il n’a pas voulu connaître ou n’a pas connu par négligence grave la contrainte à laquelle était soumis l’autre du fait des circonstances. Le contrat est annulé non pas parce qu’il a été conclu à la suite d’une pression exercée sur le consentement du lésé, mais parce qu’à l’occasion de la conclusion de ce contrat, l’exploitation par le bénéficiaire de l’acte du besoin lui a permis de le déséquilibrer à son profit. Néanmoins, l’élément subjectif s’accompagne d’un élément objectif.
3. L’élément objectif : la disproportion manifeste
47. — La lésion est avant tout un fait matériel de disproportion. Dans tous les cas, il est inévitable d’indiquer, sous quelque forme que ce soit, l’écart jugé maximum que le contrat ne doit pas dépasser. Les Codes étrangers qui appliquent la théorie de la lésion évoquent la « disproportion évidente » ou « sérieuse » voire la disproportion « supérieure à la moitié de la valeur ». Mais comme nous l’avons démontré précédemment , le point faible de toute théorie fondée sur une conception subjective de la lésion, c’est de nier sa nature même, à savoir un écart entre une valeur et un prix. La lésion s’apprécie, avant toute chose, de façon objective, et toutes les conditions supplémentaires que peuvent imposer les partisans de la conception subjective de la lésion pour cantonner son application se trouvent au fil du temps anéanties.
B. Appréciation du recours à la théorie de la lésion qualifiée
48. — Dans la théorie de l’exploitation, comme dans la théorie des vices du consentement, on cherche à confiner la disproportion dans un rôle passif et secondaire d’indice, à considérer celle-ci comme un moyen de preuve. Mais on constate que toutes les fois que l’on veut réduire l’importance de la disproportion, c’est cette disproportion qui finit en pratique par l’emporter. D’ailleurs, plus la preuve de l’élément subjectif est difficile, plus on s’appuie sur la disproportion pour établir cette preuve, et plus l’existence d’une lésion énorme conduire le juge à présumer l’élément subjectif. C’est ce qui s’est passé dans la jurisprudence allemande. Cette transformation s’est fait en trois stades : Le premier stade est celui où la Haute Juridiction exigeait non seulement une disproportion choquante mais aussi l’exploitation du besoin. Le deuxième stade a consisté à exiger, en plus de la preuve de la disproportion, la preuve de l’état d’esprit du lésant. La condition préalable a donc été abandonnée. Enfin le Reichsgeritch est passé au troisième stade, celui où il a déduit la preuve de l’état d’esprit du lésant de la trop grande disproportion. Il est alors permis de déduire l’exploitation du besoin de la « disproportion énorme » et le contrat sera alors annulé. Ce constat, les partisans de la lésion qualifiée eux-même l’admettent : « La lésion devrait être admise dans les conventions où existent entre les parties une disproportion de force évidente, de sorte que la disproportion des prestations suffit à révéler qu’il y a eu exploitation ». Mais pourquoi alors s’embarrasser d’un détour, est parler de lésion qualifiée, pour introduire la notion d’exploitation, si l’on admet le principe que la seule disproportion doit justifier la sanction de la lésion ? Cette situation n’est pas heureuse, car elle aboutit à prôner l’équilibre contractuel, sans justification, ni règle, au mépris du besoin de sécurité juridique. De ces difficultés, la jurisprudence allemande en a pris particulièrement conscience. Dépourvue de règles strictes pour encadrer le recours à la théorie de la lésion, on observe chez nos voisins germaniques une raréfaction de son utilisation, pour éviter ainsi de porter atteinte à la sécurité juridique. Nous pouvons légitimement tirer de l’expérience allemande que la mise en place d’une théorie de la lésion qualifiée en droit français aboutirait au même résultat.
49. — Le deuxième grief principal que nous pouvons émettre contre le recours à la théorie de la lésion est que cette théorie est avant tout un vice de formation. Ses partisans se sont pourtant pas encombrés du fait que la lésion devait procéder de ce déséquilibre originel. Ainsi, M. Chazal affirme dans sa thèse « ce serait faire preuve d’un juridisme excessif que de ne prendre en compte, au moyen de la lésion, que le seul déséquilibre existant au jour de la formation ». Nous choisissons de dénoncer cette utilisation de la théorie de la lésion au niveau de l’exécution du contrat, en vertu d’un juridisme que nous ne trouvons pas « excessif », pour les mêmes raisons qui nous avaient poussés à dénoncer l’extension du champ des vices du consentement et de la théorie de la cause objective. En outre, il convient de noter que la sanction de la lésion, à savoir la rescision, n’est pas opportune dans le domaine économique qui nous occupe. Certes, il apparaît que l’adaptation du contrat est dorénavant préférée à la rescision. Néanmoins, plutôt que d’arriver par des détours hasardeux à imposer la révision du contrat, nous pensons encore une fois qu’il est possible de trouver d’autres moyens équipollents au niveau du résultat, et dont les fondements ne seraient pas altérés.
50. — Comme nous allons pu le voir, la recherche de l’équivalence concrète comporte nécessairement le risque de tomber dans l’excès inverse et de s’afficher sous les jours de Saint Thomas d’Aquin. Pour cet auteur, le droit dans le cadre de la justice commutative et distributive, devenant le gardien de l’équivalence concrète, devait être chargé d’intervenir contre le moindre écart survenu entre la valeur de la chose et le prix conventionnel. Nous nous sommes élevés contre ce mode de pensée, à contre-courant des exigences du commerce. Il est néanmoins intéressant d’étudier des moyens encore plus radicaux pour tenir compte du déséquilibre contractuel. Il s’agit de considérer la lésion comme un dommage matériel.
§2. La prise en compte de la lésion comme dommage matériel
51. — La prise en compte de la lésion comme dommage matériel a été envisagée dans un premier temps sous un fondement délictuel, et seulement très récemment, comme prétexte à l’instauration d’une responsabilité objective fondée sur le risque économique . Ces deux théories partent du postulat que la lésion constitue un dommage matériel que l’une des parties subit à l’occasion de la conclusion du contrat. Mais alors que la théorie subjective de la lésion voit dans ce dommage l’indice matériel d’une atteinte à la volonté de la personne lésée, et la théorie objective de la cause, la constatation que la commutativité n’a pas été respectée, ce qui intéresse les deux thèses, c’est moins l’état psychologique de la victime ou le degré d’inégalité économique du contrat, que la recherche d’un auteur responsable du dommage. En d’autres termes, il s’agit de repousser l’explication qui fonde la lésion sur la violation de l’une ou l’autre condition essentielle de validité du contrat, en déplaçant la question du terrain contractuel au terrain délictuel ou quasi-délictuel. La lésion est envisagée comme une source extra-contractuelle de responsabilité, et non plus comme une atteinte à la formation du contrat. Il s’agit d’envisager ces deux théories tour à tour. (A et B)
A. La mise en jeu de la responsabilité fondée sur la faute
52. — C’est l’article 1382 C civil, se substituant à l’article 1118, qui constitue, pour la thèse délictuelle, le cadre général de l’analyse de la notion de lésion. Mais le fondateur de cette théorie, M. Démontès, envisage la lésion, en tant que dommage causé par un fait illicite du contractant, l’obligeant à le réparer sous la forme spécifique de la rescision du contrat ou du versement d’un supplément de prix. Ainsi selon l’auteur, la lésion « s’analyse d’une manière ultime, en une faute du cocontractant avantagé », faute dont il est dû réparation. Dans la recherche de l’acte fautif générateur de l’avantage contractuel que le droit considère comme illicite en le qualifiant de lésion, il convient d’écarter l’identification de la lésion-faute avec l’un des vices juridiques du consentement pour éviter de réduire la théorie délictuelle à une variante de la thèse subjective. A la différence de la thèse subjective qui ne retient la faute du contractant (dans l’hypothèse du dol et de la violence) que comme moyen d’établir l’existence d’une atteinte au consentement de la personne lésée, laquelle atteinte fonde seule la lésion, la thèse délictuelle fonde exclusivement la lésion sur le comportement du bénéficiaire de la lésion.
53. — La lésion devient « un acte illicite d’un contractant qui profite des circonstances extérieures pour réduire l’autre partie à sa merci ». Cette exploitation peut ne pas être intentionnelle et l’acte peut être accompli aussi bien en connaissance de cause que dans l’ignorance qu’il va léser le cocontractant. « Si la lésion n’est pas un vice juridique du consentement, elle atteint tout de même ce qui fait l’essence de la volonté : la liberté. La lésion établit que l’un des contractants sait maître du contrat, que le cocontractant est devenu un moyen pour l’autre pour tirer un profit injuste. Dans ce cas, l’exploitation même inconsciente est réprimée. Il y a là un véritable devoir de conduite. La lésion est une atteinte à la liberté humaine… ». et l’auteur de conclure que « la lésion dépasse la volonté individuelle du cocontractant envisagée dans le fait contingent d‘un contrat ; elle s’attaque à la personne même, car le vouloir et l’être sont deux aspects de la même chose pour un homme en pleine possession de ses facultés et majeur ; elle porte atteinte à ces droits de la personnalité dont on commence à reconnaître la valeur juridique, et au premier rang desquels se place le droit à être libre dans la détermination, quelle qu’elle soit, par laquelle on manifeste sa personnalité ». Ce n’est pas un vice du consentement, mais une atteinte à l’intégrité de la personnalité du lésé, une atteinte à la liberté humaine. Le dommage est la manifestation de cette atteinte et doit être réparé par le contractant qui l’a commis en vertu du principe de responsabilité.
54. — La théorie de M. Démontès est intéressante car elle se focalise davantage sur les contractants, que sur le déséquilibre économique en lui-même, à l’inverse de la théorie de la lésion qualifiée. Mais on a reproché à cette théorie de considérer que la conclusion du contrat est en soit un acte fautif. En effet, selon M. Démontès, l’ignorance de la situation du lésé n’exclut pas la faute du contractant, l’absence d’intention de nuire étant inopérante sur la qualification de la faute. Pour notre part, nous pensons effectivement que la conclusion du contrat peut être en soi un acte fautif à condition que les circonstances extérieures le justifient. En effet, l’existence d’un lien de dépendance économique entre les contractants est selon nous source d’obligations supplémentaires. Ces obligations naissent préalablement à la conclusion du contrat et doivent influer sur le comportement de la partie économiquement forte au niveau de la rédaction du contenu du contrat. C’est le principe à partir duquel nous établirons la théorie de l’abus de dépendance .
55. — En réalité, la véritable difficulté soulevée par cette théorie tient aux conséquences pratiques engendrées par ce raisonnement centré uniquement sur la responsabilité. Ne se préoccupant que du dommage, M. Démontès n’envisage que l’hypothèse de la rupture du contrat ou de l’exécution complète de ce dernier, seul moment où la réalité du dommage peut être vraiment appréciée. Il élabore ainsi sa théorie dans une optique de sanction, alors que nous souhaiterions envisager des moyens de prévention pour empêcher le déséquilibre économique de s’instaurer au détriment de la partie économiquement faible.
56. — En outre, il nous semble que l’application de cette théorie va poser des difficultés quant à l’évaluation des dommages. Puisque la faute réside dans la conclusion du contrat, seuls les dommages résultant d’événements antérieurs à sa signature devraient être pris en compte, à moins que les dommages postérieurs découlent naturellement de la conclusion du contrat. Le lien de causalité entre la faute et les dommages imprévisibles , résultant de l’exécution du contrat, seraient en effet trop indirect pour être pris en compte. De cette constatation, nous pouvons tirer la conclusion que cette théorie délictuelle ne permet pas d’appréhender totalement les phénomènes de dépendance économique. Notamment, elle ne contraint pas la partie dominante à adapter le contrat face aux évolutions imprévisibles susceptibles de surgir dans les hypothèses de contrats à exécution successive, comme ceux de distribution. La faute ne peut couvrir l’inaction de l’intégrateur par exemple, face aux difficultés rencontrées par l’intégré, comme c’est le cas, dans l’espèce de l’arrêt du 15 janvier 2002 de la Cour de cassation, qui sera étudié plus précisément lorsqu’il conviendra d’envisager l’étude de l’abus de droit . Dans cette perspective, la proposition de Mme Del Cont de créer un nouveau cas de responsabilité objective est intéressante, néanmoins elle présente également beaucoup d’inconvénients.
B. La mise en jeu de la responsabilité fondée sur le risque
57. — Il convient de dresser les grandes lignes de cette théorie fondée sur le risque économique (1), avant d’en donner une appréciation (2).
1. Présentation de la théorie
58. — Mme Del Cont part du constat que les sujets juridiques indépendants, tels que les distributeurs intégrés « assument seuls les risques et périls d’une activité sur laquelle ils n’ont en raison des stipulations contractuelles aucun pouvoir substantiel ». Elle regrette en effet que, contrairement à certaines législations nord-américaines et notamment à la législation canadienne, notre droit ne connaît pas la notion d’entrepreneur dépendant, c’est à dire une « personne qui exécute, qu’elle soit employée ou non en vertu d’un contrat de travail, un ouvrage ou des services pour le compte d’une autre personne selon des modalités telles qu’elle est placée sous la dépendance économique de cette dernière … » Ainsi, puisque le droit français ne reconnaît pas une dualité de propriétaire, les agents économiques dominés demeurent des sujets de droit « classique », autonomes et responsables de leur activité économique et commerciale. Logiquement, l’affirmation de cette autonomie de responsabilité conduit à nier la réalité des rapports de subordination économique, qui se développent dans le cadre contractuel. Mme Del Cont voudrait voir admise l’opinion inverse pour établir ensuite un cas de responsabilité objective fondée sur le risque économique.
59. — « Appliquée aux rapports de dépendance économique, la philosophie du risque fait passer l’accident de l’échange marchand du domaine de la « fatalité économique » à celui de la régulation juridique. Pensé juridiquement en terme de risque, le dommage causé ou subi par l’agent économique dépendant change de nature ; il acquiert le statut d’événement dommageable source d’indemnisation et de responsabilité. » La logique du risque permet d’organiser, d’une part, le transfert de la charge des accidents de l’échange marchand des victimes vers le maître de l’activité dommageable et, d’autre part, le transfert de la charge de la réparation de ces dommages du propriétaire économique vers l’organisme de collectivisation du risque.
60. — La condition nécessaire et préalable à tout transfert de responsabilité est de toute évidence l’existence d’une situation de dépendance économique. La preuve de l’état de dépendance, qui incombe à la victime demandeur, ne soulève pas de difficultés à condition de ne pas retenir la définition donnée par la jurisprudence en droit de la concurrence . Toutefois, cette condition n’est pas suffisante pour engager la responsabilité du titulaire de la maîtrise. La responsabilité fondée sur le risque n’est pas pour autant une responsabilité automatique ; seuls sont imputables au propriétaire économique les dommages trouvant leur cause dans la situation de dépendance. Il apparaît ainsi que l’établissement du lien causal entre le dommage subi par les victimes et l’exercice de l’activité en état de dépendance est la condition essentielle de l’engagement de la responsabilité du titulaire de la maîtrise. Tous les types de dommage, antérieur ou postérieur à la conclusion du contrat peuvent donner lieu en principe à réparation ; la théorie de Mme Del Cont présente donc un avantage par rapport à celle de M. Démontès . En outre, les erreurs commises dans la mise en œuvre des directives du propriétaire économique ou leur mauvaise exécution ne peuvent en aucune manière être regardées comme des faits totalement exonératoires selon la théorie objective. En effet, selon l’auteur « D’une part, ils sont des actes effectués dans l’exercice de l’activité dépendante et pour sa réalisation ; d’autre part, l’erreur ou la faute du dominant ne sont pas des événements imprévisibles et irrésistibles, mais tout au contraire, des événements probables, des risques inhérents à l’exercice d’une activité par l’intermédiaire d’agents économiques dépendants. ». Pour ces mêmes raisons, le dominé ne pourrait s’exonérer totalement dans ses rapports avec les victimes, de sa dette de responsabilité que dans l’hypothèse où le fait du dépendant est constitutif d’une faute grave, cause exclusive du dommage. Ainsi, cette théorie pose en définitive bien des difficultés.
2. Appréciation d’un principe de responsabilité objective
61. — Il est possible de critiquer, au premier abord, l’opportunité de l’édification d’un nouveau cas de responsabilité objective. A l’origine, c’est l’impuissance de la responsabilité pour faute à répondre aux besoins de l’indemnisation des accidents du travail qui suscita les premiers doutes sur la valeur, jusque là incontestée, de la théorie de la responsabilité fondée sur la faute. La théorie des risques a été ainsi créée dans un esprit de justice très fort, car elle touchait à l’intégrité de la personne morale. Or ici, nous sommes dans le domaine économique, l’aspect moral que revêt le principe d’une responsabilité objective est évidemment édulcoré. Tous les griefs formulés à l’occasion de l’instauration d’un principe de responsabilité fondé sur le risque pour les accidents corporels, plus de cent ans auparavant, prennent alors davantage de sens puisque la considération d’équité est tempérée. Nous pouvons citer Planiol : « Tout cas de responsabilité sans faute, s’il était réellement admis, serait une injustice sociale », qu’il qualifie même de « monstrueuse ». Ses critiques sont d’autant plus incisives que les craintes de la fin du XIXème peuvent être renouvelées. Selon Planiol, la théorie du risque condamne l’homme à l’immobilisme « … car il n’est peut-être pas un seul de ses actes, même inoffensif en apparence, qui ne puisse être ensuite à l’origine d’un malheur ». Ainsi, nous pouvons nous interroger sur le caractère opportun de ce nouveau cas de responsabilité objective.
62. — Dans les situations de contrat de dépendance, l’affaiblissement de l’agent économique, intégré à un réseau de distribution, est-il tel au point de légitimer l’affirmation, selon laquelle, l’activité contractuelle peut être réduite à une appréciation en terme de risque ? Certes le contrat de commandement est d’abord au service des intérêts d’une seule partie. Le contrat de concession par exemple, entre un constructeur automobile et son concessionnaire, est un moyen avant tout d’organiser la commercialisation d’un produit. Pouvons-nous tirer la conclusion de cette réalité commerciale, que l’activité contractuelle est exclusivement exercée dans l’intérêt pécuniaire de la partie économique forte ? L’affirmation aurait permis de fonder la prétention selon laquelle le contrat lésionnaire serait alors source de responsabilité, sans qu’il y ait besoin de faute, et pourvu qu’il y ait préjudice . Mais la lésion ne répond pas à la définition du risque créé : le contrat est signé in fine dans l’intérêt des deux, même si ses contours sont dessinés en fonction d’un intérêt unique. Mieux, pour les contractants, le risque de gain ou de perte fait partie intégrante de l’activité contractuelle. Ainsi, de même qu’il n’y a pas de faute qui puisse fonder la responsabilité du contractant avantagé, il n’y pas non plus de risque créé, susceptible de lui faire engager sa responsabilité sans faute.
63. — Un autre inconvénient de cette théorie tient au fait qu’elle ne peut être utilisée que dans l’hypothèse de rupture du contrat, comme la théorie de M. Démontès précédemment exposée. De même, elle pose le problème de l’évaluation du dommage, et des critères à prendre en compte. La détermination de la quote-part de responsabilité de la partie faible ne sera pas chose aisée. Cette théorie, non loin de lui permettre d’avoir une assurance contre le risque économique, l’entraînerait tout droit dans les abysses des tribunaux pour faire valoir ses droits face à son ancien cocontractant. Ainsi, non seulement dans ses principes, la théorie de Mme Del Cont est contestable, mais son application paraît difficile.
Conclusion de la première partie
63. — De ce constat, nous pouvons conclure avec M. Chazal « ce n’est pas parce que deux parties contractantes présentent une disparité manifeste de puissance économique que la partie économique faible doit être nécessairement protégée (…) ». Mais contrairement à l’auteur, nous n’en tirons pas la conclusion que la théorie de la lésion qualifiée doit être instaurée en droit français. Il ne s’agit par de consacrer un principe général d’équilibre du lien contractuel avec le risque d’ouvrir sur « une révision générale et permanente des contrats, paroxysme de l’instabilité ». Le déséquilibre ne doit pas rendre le contrat suspect, en lui-même. Dans sa thèse consacrée à l’équilibre contractuel, Mme Fin-Langer propose de définir le principe d’équilibre contractuel comme « l’idée directive selon laquelle l’équilibre doit être protégé tant sur le plan statique que dynamique quand le contrat atteint un déséquilibre tel qu’il lui fait perdre son utilité ». Nous avons pensé pouvoir démontrer le contraire. Il n’est pas souhaitable de consacrer un principe d’équilibre contractuel pour imposer le rétablissement de l’équivalence concrète en toutes occurrences. Il est dangereux de recourir à la théorie de la lésion ou un de ses dérivés. A partir du moment où on introduit un quantum, comme critère d’équivalence ou même de dommage, il prend irrémédiablement le pas sur les autres éléments extérieurs, et relatifs à la situation d’espèce, ce qui fait courir le risque d’une insécurité contractuelle. M. Atias affirme que la Cour de cassation « (…) s’adonnant à son impression première ou à un sentiment diffus de justice, voire d’équité, que ne guide aucun principe fondateur et régulateur, croit devoir faire la morale aux parties, ou à leurs conseils, au lieu de dire le droit en rendant la justice ». Pour parer à cette situation, il nous semble qu’il faille rechercher les outils juridiques nécessaires à la protection des agents en situation de dépendance économique sur le terrain de l’abus. Il faut donc désormais passer par l’étude de la théorie de l’abus de droit (Partie II), puis par celle de l’abus de position de dépendance économique (Partie III)