Titre I : L’utilisation de concepts classiques pour aboutir à l’équivalence concrète
10. — Ayant à l’esprit le principe de l’autonomie de la volonté, les rédacteurs du Code civil n’ont légitimement pas permis que le recours à la théorie de la lésion fut aisé. Les hypothèses légales sont plutôt rares et si certes, le législateur est intervenu par la suite pour allonger quelque peu la liste, son contenu reste anecdotique. Voulant rester fidèle en apparence à ce principe, les juridictions ont évité d’imposer de manière directe l’équivalence concrète (§1). Elles ont plutôt opté, avec moins de réussite que de succès – pour ne pas dire d’échec – pour des concepts permettant d’aboutir indirectement à l’équivalence concrète (§2).
§1. L’inopportunité des moyens directs pour sanctionner la lésion
11. — Il s’agit de s’intéresser plus précisément à la théorie de la lésion : à son fondement (A), puis à ses limites (B).
A. Le fondement de la lésion : le rétablissement de l’équivalence concrète
12. — Il résulte de la lettre de l’article 1104 C civ, que dans les contrats commutatifs, les équivalences sont appréciées de façon subjective et non objective, c’est à dire en fonction de l’appréciation faite par les parties des prestations réciproques prévues dans le contrat. Ainsi dans ce contrat à type de contrats onéreux, « chacune des parties estime qu’elle reçoit toujours l’équivalent de ce qu’elle donne, par le simple fait qu’elle accomplit l’acte en tant qu’affaire », puisque « l’avantage que chacune des partes retire du contrat est susceptible d’être évalué par elles au moment de la conclusion de l’acte ». C’est l’application directe du principe de l’autonomie de la volonté, tout ce qui est contractuel est juste, parce que les parties l’ont décidé ainsi. De fait, l’équivalence subjective posée par le Code est indifférente à l’équivalence objective. Dans cet esprit, Cambacérès, Portalis et Tronchet avaient raison de dire que la lésion dénature le concept de contrat commutatif. La théorie de l’équivalence subjective s’oppose, de principe, au recours à la théorie de la lésion et nous pouvons même aller jusqu’à dire que la simple onérosité, qui est établie dès lors qu’il n’y a pas intention libérale, devient le signe même de la commutativité, c’est-à-dire de l’équivalence.
13. — Sans aller jusque-là, on s’accorde à reconnaître que l’inéquivalence objective doit être raisonnable pour être tolérable, seule l’inéquivalence raisonnable se traduit par une équivalence subjective. On analyse ainsi la brèche prévue par les rédacteurs du Code civil qui admettent l’existence d’une inéquivalence concrète, qui ne peut résulter que d’une grande disproportion entre les prestations. Bigot-Préameneu déclarait que « l’équité étant la base de tous les contrats, la loi a dû venir au secours de celui envers lequel le contrat devenait injuste en le soumettant à une lésion énorme . » De fait, il n’y a pas à proprement parler de « prix lésionnaire », comme il a été avancé à titre de critère d’abus de droit, concept sur lequel nous reviendrons , mais il y a « des prix lésionnaires », situés au-dessus d’un seuil qui marque la grande disproportion. Exception à la règle de l’équivalence subjective, la théorie de la lésion connaît d’inévitables limites.
B. Le recours limité à la théorie de la lésion
14. — Le caractère exceptionnel du recours à la théorie de la lésion est clairement indiqué par l’article 1118 C civ qui dispose : « La lésion ne vicie les conventions que dans certains contrats ou à l’égard de certaines personnes, ainsi qu’il sera expliqué en la même section ». Nous avons précédemment mis en avant la raison pour laquelle les rédacteurs du Code civil avaient très étroitement encadré son application, au nom du principe de l’autonomie de la volonté. Aujourd’hui, c’est davantage l’argument tiré de la sécurité juridique qui réfrène les ardeurs de ceux qui verraient bien le recours à la théorie de la lésion être généralisé. L’argumentation contemporaine des adversaires de la lésion donne, en effet, à l’idée de sécurité, une place de premier plan, par souci de réalisme. Tout contrat contient ce que M. Carbonnier appelle « une dose licite de lésion ». Exiger l’égalité parfaite sous peine de rescision du contrat conduirait à la ruine de la sécurité contractuelle. Le recours à l’idée de sécurité permet alors de se contenter de la simple équivalence abstraite – l’existence d’une cause dans le contrat, au même titre qu’un objet et un accord de volonté – et de sacrifier l’équivalence concrète, l’égalité dans le contenu du contrat. En contrepoint, il n’est a fortiori pas admis l’existence d’un principe de proportionnalité lors de la formation du contrat .
15. — L’arrêt du 10 septembre 1997 de la Cour d’appel de Nancy illustre bien cette idée. Dans une espèce, où un bailleur voulait faire annuler le bail emphytéotique qu’il avait conclu avec un tiers. La Cour d’appel rappelle que le bail emphytéotique ne peut être rescindé pour lésion, sur le fondement de l'article 1118 C civ, dans la mesure où, d'une part, le bailleur ne fait pas partie des personnes protégées par ce mécanisme, n'étant notamment ni mineur ni incapable, et où d'autre part, ce contrat ne fait pas partie des conventions sujettes à rescision pour lésion. Le fait que la redevance payée par le preneur soit très faible, en l'espèce un franc symbolique par an, était donc inopérant, d'autant plus que la faiblesse de la redevance est l'une des caractéristiques du bail emphytéotique.
16. — Le recours à la théorie de la lésion, prévu par le Code civil, relève donc purement du domaine de l’opportunité ; il ne peut être admis que dans des conditions très particulières. Le législateur a choisi de l’autoriser dans le cas de la vente d’immeuble au profit du vendeur ou encore du partage. Dans le cadre des relations de dépendance économique qui nous occupe, l’équilibre contractuel peut devenir une fin en soi pour certains auteurs . Néanmoins, combattre de front une idée-force du Code civil nous paraît trop délicat. Il nous faut donc écarter le recours à la théorie de la lésion pour rétablir l’équilibre contractuel souhaité. La doctrine, comme les juridictions, à de rares exceptions près – la réduction des honoraires de mandataires – ont suivi cette voie, puisqu’elles n’ont pas agi contra legem, en imposant ouvertement des exceptions à l’article 1118 C civ. On utilise donc des moyens détournés permettant d’assurer l’équivalence concrète, ce qui s’avère néanmoins dans la majorité des cas, assez inopportun.
§2. L’inopportunité des moyens indirects
pour sanctionner la lésion
17. — Sans exiger du contrat d’être parfaitement équilibré dans son contenu, le droit peut cependant de façon indirecte assurer la réalisation de cet équilibre. Il en est ainsi toutes les fois que le juge, soit par la réduction de l’obligation excessive, soit encore par l’annulation du contrat ramenant les parties contractantes à leur point de départ, évite à l’une d’elles le préjudice résultant de la disproportion des obligations réciproques. Nous avons affirmé préalablement que le fondement de la lésion était de rétablir directement l’équivalence concrète. Dans le silence du Code civil, cette question a prêté à discussion, ainsi deux écoles se sont opposées délivrant une conception dite « objective » de la lésion et une conception dite « subjective ». Les partisans de la première voyaient dans le noyau matériel de la lésion la consécration de la théorie objective de la lésion, les autres interprétaient ce silence dans le sens d’une présomption de vice du consentement. La première école fait appel à la théorie de la cause objective (B) pour sanctionner la lésion, la seconde aura recours à la théorie des vices du consentement (A). La jurisprudence fait de façon contestable application de ces deux concepts pour rééquilibrer le contrat dans les situations de dépendance et de puissance économique. Nous aborderons ensuite, le cas spécifique du recours à la cause « efficiente » comme mécanisme de sanction de la lésion (C) qui se trouve être également très discutable.
A. L’inopportunité du recours à la théorie des vices du consentement
18. — La conception subjective de la lésion a montré ses limites, de par son fondement (1), elle pose le problème de l’altération des notions de vices du consentement (2). Ses limites sont également liées à la nature même de la théorie des vices du consentement (3).
1. Les limites relatives au fondement même de la conception subjective
19. — La théorie subjective est celle qui se propose de rechercher le fondement de la lésion dans l’état de la personne qui en est victime. Sans doute ne méconnaît-elle pas le fait que la lésion est immédiatement perçue comme un dommage résultant d’une disproportion entre la prestation que fournit le lésé et celle qu’il reçoit de son cocontractant. Elle considère cependant comme trop superficielle l’analyse qui se limite à ce seul aspect matériel. Ainsi, ses partisans considèrent que la lésion ne s’explique que par l’existence d’un consentement vicié. La théorie des vices du consentement contribuerait alors directement à la réalisation de l’équivalence concrète. C’est parce que la volonté a été viciée, que l’équivalence concrète n’est pas atteinte et qu’ainsi peut être écarté le principe de l’équivalence subjective. Les partisans n’envisagent pas d’autres hypothèses parce qu’ils partent du principe que les parties sont à même d’apprécier ce qui est le mieux pour elles. Mais la conception subjective de la notion de lésion pose plusieurs difficultés, d’ordre théorique et pratique.
20. — L’écueil principal de la conception subjective de la lésion est qu’elle méconnaît avant tout la nature même de la lésion qui est un fait matériel de disproportion, une différence entre la valeur économique et le prix. Or la conception subjective de la lésion souhaite faire de la volonté le critère d’équivalence alors que la lésion procède avant tout d’une disproportion entre le quantum des prestations. C’est ce passage du qualitatif au quantitatif qui paraît difficile. La caractéristique de la lésion est de ne pas être la cause directe du vice du consentement. Alors que l’erreur, le dol et la violence agissent directement sur la volonté et constituent la cause directe du vice, la lésion n’est que la forme passive de celui-ci, parce qu’elle ne représente que le dommage consécutif au vice du consentement. C’est pourquoi on ne peut la saisir qu’à travers le concept de résultat. En tant que résultat quantifiable, la lésion exige la mesure de ce résultat, du déséquilibre anormal des prestations. En somme, comme l’affirme M Lalou , si la lésion « se présente théoriquement comme un vice de consentement, pratiquement, elle n’a pas ce caractère, puisqu’elle consiste dans le défaut d’équivalence des prestations. Si ce défaut d’équivalence atteint la disproportion exigée par la loi, la rescision est encourue, sans qu’il y ait lieu de se préoccuper des circonstances dans lesquelles le vendeur a donné son consentement. ». Il est ainsi inéluctable que dans la pratique, le critère quantitatif reprenne le dessus sur le critère qualitatif. L’écart entre la valeur et le prix fera présumer le caractère vicié du consentement, car il est plus aisé de démontrer un écart de valeur que de se livrer à une introspection du contractant lésé. Dans son application, le fondement de la conception subjective est ainsi altéré. Nous retrouverons ce même problème dans la théorie de la lésion qualifiée ou encore du vice-lésion . Mais à cette difficulté, s’ajoute celle de l’altération des notions de vice du consentement.
2. L’altération des notions de vice du consentement
21. — La conception subjective utilise des concepts juridiques, l’erreur, le dol, la violence pour les identifier à la lésion. Or le but fondamental de la théorie des vices du consentement reste la protection de la volonté des contractants. Utiliser cette théorie à une autre fin condamne nécessairement ses auteurs à étendre les domaines des vices. La jurisprudence a ainsi élargi le champ d’application des vices du consentement, en acceptant le dol incident, en déterminant le caractère substantiel de l’erreur à partir du constat du déséquilibre objectif ou encore en admettant la contrainte morale. Cette dernière extension mérite notre attention, dans notre hypothèse de déséquilibre contractuel procédant d’une dissymétrie de puissance économique. Dans un arrêt du 19 février 1988, la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence a considéré que l’état de nécessité et de dépendance économique constitue le vice de violence morale. Mais c’est surtout l’affaire Audi NSU qui demeure célèbre. Selon la Cour d’appel de Paris, le concessionnaire a subi comme une nécessité, « pour échapper au mal considérable que représentait pour lui la fermeture immédiate de son entreprise », la nouvelle convention que lui imposait, « en abusant de sa force économique », le concédant . Cette décision a été cassée par la Haute Juridiction. Nous aurions pu penser que la contrainte économique ne pouvait constituer le vice de violence, mais en réalité, les termes de l’arrêt de la Cour de cassation n’écartaient pas l’hypothèse : « (…) en déduisant de ces seules énonciations l’existence des éléments caractérisant le vice de violence sans préciser en quoi les agissements (du concédant) étaient illégitimes, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. ». La Cour de cassation n’exclut pas, par principe, que la contrainte économique puisse constituer le vice de violence, elle reproche simplement aux juges du fond de ne pas avoir caractérisé, en l’espèce, l’illégitimité de la contrainte économique.
22. — En contemplation de ces décisions, l’arrêt de la Cour de cassation du 30 mai 2000 est un prolongement de la jurisprudence rapportée, et cette décision est sans doute la plus nette quant à la nature juridique de la contrainte économique : « La transaction peut être attaquée dans tous les cas où il y a violence, et (…) la contrainte économique se rattache à la violence et non à la lésion ». L’espèce était particulière car il s’agissait de faire annuler une transaction, domaine dans lequel le Code civil rappelle expressément, à l’article 2052, que la lésion ne peut atteindre l’accord passé. Le requérant avait signé cette transaction à la suite d’un sinistre mais il s’avéra que le montant offert par l’assureur était inférieur au préjudice réel. La Cour de cassation a contourné l’article 2052 C civ, alors même qu’on ne pouvait établir que le consentement de la victime était à proprement « vicié » par la contrainte économique, au sens où l’entend le Code civil. Néanmoins, il semble que la Cour de cassation soit revenue quelque peu sur son appréciation extensive du vice de violence, puisque dans un arrêt du 3 avril 2002 , la Haute-Cour rappelle que seule l'exploitation abusive d'une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d'un mal, menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement. En l’espèce, il s’agissait de la cession de droits sur un dictionnaire par une employée, ultérieurement licenciée, à sa propre société Larousse. La Cour de cassation a retenu que la Cour d’appel n’avait pas constaté que lors de la cession, la demanderesse était elle-même menacée par le plan de licenciement et que l'employeur avait exploité auprès d'elle cette circonstance pour la convaincre de procéder à la cession.
23. — Le problème de l’altération des concepts de vices de consentement est depuis bien longtemps compris des partisans de la théorie subjective de la lésion. Certains ont proposé un palliatif. Partant du principe que l’atteinte à la volonté revêt plusieurs aspects et ne se limite pas aux vices bien connus du consentement, les partisans de la conception subjective ont alors envisagé la lésion comme un vice propre du consentement. Ce dernier avait tous les caractères de l’état de nécessité : Une situation de contrainte extra-humaine par rapport à son contractant pouvait vicier le consentement du lésé. Ce vice fut baptisé de « vice-lésion », selon l’expression de Baudry-Lacantinerie : « un vice spécial du consentement inhérent à la constitution même du contrat et contemporain de sa formation, de même que l’erreur, la violence ou le dol ». Mais le recours à ce vice-lésion ne résout pas la difficulté, et reflète à nouveau la faiblesse du raisonnement de la conception subjective de la lésion que nous avons développée précédemment . Elle omet le caractère fondamental de la lésion, à savoir la disproportion entre une valeur et un prix. Enfin, cette voie jurisprudentielle pose des problèmes liés à sa nature, et donc du moment de son appréciation et des conséquences de sa sanction.
3. Les limites liées à la nature même de la théorie des vices du consentement
24. — Le vice de consentement est un vice de formation. Ainsi son existence s’apprécie au moment de la conclusion du contrat, ce qui pose le problème de la preuve. Nous pouvons, pour illustrer notre propos, reprendre l’exemple de la contrainte économique assimilée à un vice de violence. Cette contrainte est bien difficile à démontrer. Ainsi selon M. Nourissat « La contrainte, et singulièrement l’éventuelle contrainte économique paraît (…) diffuse, subtile ou versatile. Les circonstances économiques postérieures défavorables, sont-elles des éléments d’appréciation recevables ? Que déduire de la déconfiture ultérieure de l’entreprise en position de faiblesse, d’un déréférencement, (…) d’une rupture des relations commerciales? (…) » . La contrainte économique est toujours traitée comme un élément de fait, et un élément de fait parmi d’autres . C’est en situation de faiblesse que l’agent économique a adhéré au contrat litigieux, mais il n’empêche que son consentement reste éclairé. Il n’est pas à proprement « extorqué par violence » du moins, si cela était néanmoins le cas, cela ne peut résulter seulement que de la contrainte économique. Corrélativement, le problème de l’utilisation de la théorie des vices du consentement tient également au fait qu’elle entraîne la nullité du contrat et donc son anéantissement rétroactif. Le résultat est bien différent de l’hypothèse d’une résiliation d’un contrat à exécution successive, sanction offerte si on applique la théorie de l’abus dans la fixation du prix par exemple.
25. — La théorie des vices du consentement est le premier exemple que nous citons, révélateur de cette tendance de la jurisprudence française qui consiste, dans le domaine des inégalités de puissance économique à favoriser, sans le dire officiellement, la partie économiquement faible pour rétablir l’équivalence concrète. Elle fait preuve de ce que les auteurs appellent « l’équité subjective ». L’équité subjective pose deux séries de problèmes. D’abord, des problèmes de principe, puisqu’il permet au juge de discriminer de son propre chef, sans contrôle possible de la Cour de cassation. Ensuite et dans la lignée de la première critique, l’équité subjective pose un problème technique qui est celui de la cohérence du droit et de l’efficacité de la protection conférée. Le juge aura tendance à altérer les notions classiques du droit sans en indiquer la véritable raison. L’arrêt du 30 mai 2000 , en ce qui concerne la violence économique, est tout à fait révélateur. Nous allons démontrer, de même, les limites de la conception objective de la lésion qui fait appel à la théorie de la cause objective pour rétablir le déséquilibre économique.
B. Les limites du recours à la théorie de la cause objective
26. — Nous ferons dans un premier temps une présentation de la théorie (1), pour en déterminer les limites (2), et constater enfin son application dans la jurisprudence (3).
1. Présentation de la théorie
27. — Selon l’opinion générale, la conception objective est celle qui détermine la nature juridique de la lésion en se fondant sur le seul déséquilibre matériel entre les prestations réciproques du contrat. Dans cette conception, la lésion attaque la substance du contrat. Elle est un vice objectif du contrat en ce sens que la disproportion entre les prestations réciproques du contrat constitue par elle-même le vice qui atteint le contrat. Telle est la conception qui l’a finalement emportée devant la Cour de cassation : « la lésion légalement constatée est par elle-même et à elle seule une cause de rescision indépendamment des circonstances qui ont pu l’accompagner ou lui donner naissance ». Mais, comme le souligne M. Abdelkader dans sa thèse : « les tenants de la conception objective ne se contentent pas d’arguments sur la nature intrinsèquement objective de la lésion. Ils ressentent la nécessité de passer de la constatation toute matérielle de la notion à sa traduction juridique. La notion de cause leur paraît alors la plus appropriée pour rendre compte du fondement juridique de la lésion. ».
28. — La cause qui fonde la lésion est celle qui est associée à la valeur d’échange. Considérée comme l’élément économique du contrat qui définit l’obligation en quantité, elle est conçue de façon matérielle ou objective. C’est pourquoi, elle ne peut avoir de lien qu’avec l’objet et demeure radicalement extérieure à la volonté, celle-ci ayant trait non à la quantité mais à la qualité de l’obligation. Exprimant une quantité, la cause connaît deux sortes d’atteintes, celle de ne pas exister et celle d’être insuffisante. La condition d’existence est liée à la condition d’équivalence abstraite, dont nous avons précédemment donné la définition . Sans cause, la structure du contrat est atteinte, le droit sanctionne cette absence par la nullité absolue. En ce sens, telle est la lecture que nous faisons de l’article 1131 C civ. Ainsi la cause objective résulte d’un « principe de justice élémentaire que dans le commerce juridique à titre onéreux, il n’est pas admissible que l’on reçoive sans rien donner ». Mais corrélativement, il suffit que la contre-prestation existe réellement pour qu’elle soit considérée comme équivalente à la prestation fournie, abstraction faite de leur proportion concrète respective.
29. — A côté de cette condition d’existence de la cause, la théorie objective de la lésion impose une condition de suffisance, appréciée de façon quantitative et non qualitative. La lésion apparaît alors comme une application particulière de la théorie de la cause « insuffisante », elle fournit l’explication de la nature juridique de la lésion : « La lésion n’est qu’une révélation de la cause insuffisante, dans des cas où, exceptionnellement, cette insuffisance peut être fixée avec précision ». Tel est le fondement juridique capable de justifier la dénonciation du contrat lésionnaire par le lésé. Il reste à définir la notion de cause insuffisante et là, est toute la limite du raisonnement des tenants de la conception objective de la lésion.
2. Les limites du recours à la théorie de la cause insuffisante
30. — Les partisans de cette conception reconnaissent que le quantum de l’obligation ne peut être minutieusement adéquat à la valeur objective de la cause qui peut être rigoureusement exprimée. « Admettre le contraire, c’est méconnaître une des expériences les plus banales de l’économie politique, relative au jeu du marché qui fait que, en raison de la loi de l’offre et de la demande, le prix ne coïncide pratiquement jamais, à court terme, avec la valeur ». En conséquence, un contrat qui contient une disproportion entre les prestations réciproques, dépassant la limite des atteintes tolérables au principe d’équivalence, devra être corrigé ou annulé sur la base de la cause insuffisante. Ce sont uniquement ces atteintes intolérables qui seront sanctionnées car on reconnaît que le quantum de l’obligation ne peut être « minutieusement adéquat à la valeur objective de la cause qui peut être rigoureusement exprimée ».
31. — Pour définir la notion de l’intolérable, on est alors obligé d’introduire des éléments d’ordre qualitatif, comme le besoin et la rareté pour définir la valeur d’échange. La théorie de la cause insuffisante va ainsi justifier l’exigence d’un principe de proportionnalité entre la rémunération et la prestation fournie. Il s’agit alors de tenir compte de l’équivalence concrète et donc d’inclure des éléments subjectifs dans l’appréciation de la cause objective. Aujourd’hui, les partisans de cette théorie classique l’admettent mais limitent la portée de ce défaut : « Si l’examen de proportionnalité connaît une part indéniable de subjectivité, il n’en suppose pas moins une méthode objective par les critères retenus ». Il n’empêche, que du point de vue de la logique, c’est assez contestable.
32. — Les juridictions ont admis implicitement qu’il était difficile d’utiliser la théorie de la cause insuffisante pour sanctionner le déséquilibre économique. Elles préfèrent d’ailleurs rendre leur décision sur le fondement de l’erreur sur la substance quand la prestation promise est de nature corporelle. Néanmoins, ce fondement ne peut être utilisé pour les choses incorporelles, car l’erreur sur la substance s’entend de celle qui porte sur la matière même dont la chose est composée, et plus généralement de celle qui a trait aux qualités substantielles (authenticité, origine, utilisation) en considération desquelles les parties ont contracté. Ainsi, si un temps, les juridictions ont réduit les honoraires excessifs d’avocat sur le motif de la cause insuffisante , puis abandonnée cette idée pour les raisons invoquées, aujourd’hui, elles ne font pas plus référence à une erreur sur la substance. L’arrêt rendu par la Cour de cassation, du 24 septembre 2002 a produit un arrêt sans fondement dans l’hypothèse de réduction des honoraires d’un mandataire dans le cadre d’une cession d’actions, solution qui n’est pas exempt de reproches. Mis à part cette hypothèse, les juridictions vont plutôt chercher à invoquer l’absence de cause et ainsi établir la rupture d’équivalence abstraite, qui est de facto sanctionnée par le droit. Mais, dans une perspective d’équivalence concrète, c’est à dire de rééquilibrage du contrat, le but est de lutter contre la disproportion et non l’absence de cause. Toute la difficulté tient donc à faire assimiler la cause insuffisante à l’absence de cause.
3. L’assimilation de la cause insuffisante à l’absence de cause
33. — Dans notre hypothèse de situation de puissance économique, l’exemple des contrats de franchise est révélateur. Les franchisés souhaitent démontrer l’absence de savoir-faire au soutien d’une action en annulation du contrat de franchise. Mais cette démarche est illogique lorsqu’il s’agit de faire assimiler à une absence de cause, la simple insuffisance de cause, c’est en dire en l’espèce, la carence du savoir-faire transmis. En effet, sur le terrain de la cause abstraite, fondement sur lequel se place le requérant, la cause existe, même si elle est, sur un plan quantitatif, insuffisante, au sens de l’article 1131 C civ. Sous-entendre à la fois que si la cause existe, la condition posée par l’article 1131 C civ est remplie, et que si la cause est insuffisante, elle produit une rupture d’équivalence abstraite, c’est exprimer tout et son contraire. Bien entendu, il convient de distinguer cette situation des hypothèses où il y a une véritable absence de cause, en raison du caractère dérisoire du savoir-faire et non pas simplement insuffisant. L’annulation du contrat sur ce fondement est alors justifiée. Ainsi, dans un arrêt du 27 novembre 2001 , la Cour d’appel de Montpellier a constaté, à juste titre, que le seul fait de placer la marchandise offerte à la vente en piles, en tas ou sur des palettes, même s'il s'agissait de bouteilles de vin, ne pouvait être considéré comme un savoir-faire spécifique et original issu d'une expérience particulière, et différent d'une simple technique de vente qu'un commerçant pouvait trouver seul.
34. — Mais s’il est des hypothèses où le caractère dérisoire de la cause est logiquement assimilé à une absence de cause, il est d’autres situations où la jurisprudence admet de façon contestable l’absence d’un savoir-faire. Nous en revenons donc à la situation où insidieusement, les juges assimilent la cause insuffisante à l’absence de cause pour sanctionner la lésion à la demande des requérants. Cette situation est particulièrement manifeste quand les franchisés n’engagent l’action que bien des années plus tard, après la conclusion du contrat de franchise. Ainsi dans un arrêt du14 avril 1995 , la Cour d’appel de Paris constate que « considérant que l’action en nullité a été intentée quatre années après la signature du contrat de franchise ; qu’elle se prescrivait par cinq ans selon l’article 1304 C civ , que la société Phonepermanence est la dernière qui puisse reprocher aux intimés d’avoir par trop attendu pour réaliser qu’ils avaient été grugés et qu’elle ne leur apportait pratiquement rien en contrepartie de son engagement rémunérateur pour elle seule qu’ils avaient souscrit, que la société Phonepermanence ne peut davantage reprocher aux intimés de n’avoir pas usé de la faculté de résiliation sans indemnité que leur ouvrait jusqu’au 1er janvier 1988 l’article 6 du contrat de franchise, qu’un aussi court délai (tout de même cinq mois) ne pouvait permettre au franchisé de se rendre compte d’une absence de contrepartie de son engagement qui ne pouvait se révéler qu’à l’usage ». On peut contester cette solution, car si vraiment la cause était dérisoire, au point d’être considérée comme absente, les requérants n’auraient pas attendu quatre ans. On ne demande pas en principe au savoir-faire du franchiseur de s’avérer efficace et contribuer à l’enrichissement du franchisé, on lui demande simplement d’exister, au moment de la conclusion du contrat. En réalité dans l’espèce présentée, la cause n’était pas absente mais insuffisante, et la Cour a permis de sanctionner la lésion pour des raisons d’opportunité. La solution au fond peut s’expliquer par le fait que le caractère lésionnaire du contrat semblait résulter de l’existence d’une dépendance économique entre le franchiseur et son franchisé. Néanmoins, au-delà de la question de l’opportunité ou non de la solution rendue, nous pouvons considérer que la Cour d’appel n’a pas valablement justifié sa solution.
35. — Cette espèce précitée est également révélatrice d’une difficulté d’ordre pratique, celle de la preuve, que nous avions précédemment relevée dans l’hypothèse de l’assimilation de la contrainte économique au vice de violence . A nouveau se pose le problème de l’importance à donner aux conséquences néfastes du contrat pour la partie économiquement faible dans l’appréciation de la cause, qui doit se faire théoriquement au jour de la conclusion du contrat. Ainsi, dans un arrêt du 17 juillet 1996 , la Cour de cassation rappelle que « l'existence de la cause d'une obligation doit s'apprécier à la date où elle est souscrite ». La Cour d'appel, qui s'était fondée sur des faits postérieurs, avait ainsi violé l'article 1131 du C civ. Dans cette espèce, le bailleur souhaitait faire partir son locataire commerçant contre une indemnité. Mais son montant, évalué à partir du coût du déménagement et de la perte de clientèle, s’avéra vingt fois supérieur au préjudice réellement subi par le commerçant qui avait pu se réinstaller non loin dans la zone d’achalandage. L’intransigeance de la Cour de cassation tenait au fait que les parties n’étaient, ni en situation de dissymétrie de puissance économique, ni a fortiori en situation de dépendance économique. Il s’agissait d’un simple accord de résiliation de bail. Les motifs qui avaient guidé la solution des juges de la Cour d’appel de Paris, dans l’arrêt précité du 4 avril 1995 , ne pouvaient permettre d’aboutir à une solution différente dans l’hypothèse du contrat de bail. Corrélativement, le recours à la théorie de la cause pose le problème de la sanction. En principe la sanction est la nullité du contrat et non sa résolution, à moins qu’elle n’ait disparu pendant la période d’exécution du contrat. Inévitablement, se pose donc le problème des restitutions.
36. — Nous en revenons donc à ce que nous avons dit précédemment , le juge a recours à l’équité subjective, sans le dire, il utilise des concepts détournés de leur finalité pour arriver au but recherché. « L’existence de la cause comme condition de la naissance de l’obligation est un système de protection individuelle dans une pensée d’équité ». Si on s’en tenait à une stricte appréciation de la cause abstraite, il suffirait de s’appuyer sur l’article 1131 C Civ, et non sur un principe d’équité pour justifier l’annulation du contrat. Néanmoins l’assimilation de l’inéquivalence concrète à une absence de cause peut se voir justifier selon les auteurs par le fait que « dans les actes à titre onéreux, qui sont par définition des actes intéressés, l’obligation perd toute raison d’être en l’absence de contrepartie sérieuse ». Nous n’adhérons cependant pas à cette thèse, car l’utilisation de la théorie de la cause quand la prestation n’est pas « sérieuse », à défaut d’être « dérisoire », ne permet pas d’expliquer pourquoi il est fait échec aux dispositions de l’article 1118 C civ, remettant ainsi en cause le caractère exceptionnel de la lésion. L’utilisation de la cause objective devrait selon nous se cantonner aux hypothèses où la prestation est vraiment dérisoire et pas simplement disproportionnée. Dans les autres situations, quand par exemple le dommage résulte d’une situation de dépendance économique, il convient de recourir à d’autres concepts juridiques pour valider les solutions d’équité.
37. — En contrepoint, l’utilisation de la théorie de la cause objective pour remédier indirectement à l’inéquivalence concrète ne pourra être que de faible utilité. Hormis le cas particulier du contrat de transmission de savoir-faire, domaine de l’incorporel, la prestation est très rarement dérisoire au point de voir le contrat être annulé sur le terrain de la cause objective. Il faut donc bien envisager d’autres moyens pour protéger la partie économiquement faible. La jurisprudence a bien senti cette limite puisqu’elle a eu recours, de façon encore plus contestable, à la théorie de la cause efficiente pour imposer l’équivalence concrète des prestations.
C. Les limites du recours à la théorie de la cause efficiente
38. — La théorie de la cause efficiente a été proposée initialement par M. Reigné . Il définit la cause efficiente comme « le but contractuel commun aux parties ou poursuivi par l’une d’elles et pris en compte par les autres, l’absence de cause se traduisant par l’impossibilité pour les parties d’atteindre ce but contractuel ». Cette théorie est intéressante dans la perspective du traitement des ensembles contractuels. Néanmoins, nous la trouvons contestable sur le plan des principes, et dangereuse pour la sécurité juridique, car aisément détournée de sa finalité, comme nous le montre l’arrêt DPM de la Cour de cassation du 3 juillet 1996 . Dans cet arrêt, un couple avait loué, en vue de la création d’un vidéoclub, deux cents vidéocassettes pour une durée de huit mois et moyennant le versement d’une somme de 40.000 francs. Ayant demandé en justice le paiement de cette somme, la société propriétaire des cassettes, fut déboutée et le contrat annulé pour défaut de cause. La Cour de cassation approuva les juges du fond d’avoir estimé que : « La cause mobile déterminant de l’engagement des époux, était la diffusion certaines des cassettes auprès de leur clientèle », que cette exploitation « était vouée à l’échec dans une agglomération de 1314 habitants », et que « l’exécution du contrat selon l’économie voulue par les parties étaient impossibles ». Le pourvoi faisait valoir à juste titre, d’une part, que la cause de l’engagement des époux était la mise à leur disposition de cassettes vidéo, et d’autre part, que les mobiles déterminants ne peuvent constituer la cause du contrat car les motifs propres aux époux n’étaient pas entrés dans le champ contractuel. On peut en effet discuter sur la technique déployée par la Haute-Juridiction et l’opportunité même de sa solution.
39. — Il est tout d’abord remarquable que la Cour de cassation, appliquant la théorie de la cause efficiente, retienne que les mobiles sont entrés d’autorité dans le champ contractuel alors même qu’il n’y avait aucun accord spécifique entre les parties à ce sujet. M. Reigné d’ailleurs n’avait pas manqué d’appuyer sur la nécessité d’un accord sur ce point entre les cocontractants. Mais au-delà de cette critique, c’est le fondement même de la théorie de la cause efficiente que nous contestons. Selon nous, le raisonnement est difficile à asseoir. En retenant que la cause du contrat était « la location de cassettes vidéo pour l’exploitation d’un commerce », la Cour de cassation utilise le mobile, élément subjectif par excellence, pour prononcer l’absence de cause. Or comme nous l’avons vu précédemment, cette question relève exclusivement de l’appréciation objective, puisque nous nous situons sur le terrain de l’équivalence abstraite qui impose au contrat, d’avoir une cause, quelle qu’elle soit. Par le biais de l’équivalence abstraite, la Cour de cassation veut rétablir une certaine équivalence concrète, qui est d’autant plus contestable, qu’elle est évaluée uniquement à partir des motifs ! De cette constatation, nous tirons notre second argument en défaveur de la solution rendue par l’arrêt.
40. — Selon nous, intégrer les mobiles propres aux parties dans le cadre de l’équivalence concrète revient à méconnaître le caractère spéculatif du contrat commutatif. Dans un contrat à titre onéreux, le mobile ne peut être que la recherche d’un profit, mais pour autant, il n’est pas permis de penser que les parties aient envisagé une rentabilité garantie. Lors de la conclusion du contrat commutatif, chaque partie doit accepter une dose d’aléa, même si celui ne constitue pas un élément juridique du contrat, comme dans les contrats aléatoires . La solution rendue est donc particulièrement dangereuse pour la sécurité juridique. En cela, nous rejoignons bon nombre d’auteurs. Ainsi, à propos de l’arrêt Chronopost du 22 octobre 1993, qui avait suivi l’arrêt DPM , Monsieur Sériaux indique : « Introduire au sein de cet équilibre, comme le fait la Cour de cassation les enjeux économiques personnels à chaque utilisateur, revient en réalité à disqualifier l’opération en une assurance tous risques, même ceux dont on ignore tout, qu’il n’est ni juste, ni même simplement utile de faire supporter à Chronopost. Voudrait-on faire de ce service le garant de la réussite économique tous azimuts de sa clientèle ? ». On pourra également citer le Doyen Carbonnier : « le danger qui guette cette conception de la cause-contrepartie, c’est qu’on en vienne à exiger que la contrepartie soit une équivalence, qu’elle ait une valeur égale à la prestation dont elle est le contrepoids, alors que la lésion, défaut d’équivalence, n’autorise pas, en théorie générale, l’annulation des conventions ».
41. — La théorie de la cause efficiente n’a pas été utilisée dans notre hypothèse de dépendance économique entre agents cocontractants. Il nous a paru néanmoins intéressant de la traiter car nous trouvons que ses percepts trouvent un écho chez une partie de la doctrine, dans l’appréciation qu’elle émet de la notion d’abus de droit. Nous reviendrons sur ce point largement , mais avant cela, il convient de s’intéresser aux propositions doctrinales émises sur le terrain du rétablissement de l’équivalence concrète.